mardi 5 mai 2015

1001 Nuits : La Cité d'Airain (3/3)

Nuits 566-570 ; Nuits 571-575

Nuits 576-578

Le Dernier Lit de la Princesse Tadmura

Dans le Palais, l'émir Mūssá bin Nuṣayr et ses compagnons virent bien des trésors et des armes forgées à l'époque du Roi David et qui semblaient encore neuves.

Sur le catafalque se trouvait la plus belle des jeunes filles et elle portait une couronne d'or et de pierres précieuses. Ses yeux avaient été remplacés par des joyaux et elle donnait l'apparence de la vie. Deux esclaves, l'un blanc, l'autre noir, armés d'une masse et d'un sabre étaient à ses côtés. Une plaque de marbre avec des inscriptions disait qu'elle était Tadmura, fille du Roi des Amalékites et souveraine de cette Cité. [Tadmur est le nom ancien et le nom arabe de Palmyre, la célèbre Cité du désert en Syrie, la Cité de Zénobie-Cléopatre. Les Amalékites sont les principaux ennemis des Hébreux lors du retour en Canaan, et une grande partie de la Bible demande leur extermination. D'après la Bible, Ta(d)mor aurait été fondée par le Roi Salomon et Tamar, nom de plusieurs jeunes filles dans la famille du Roi David, signifie "palmier dattier", d'où vient aussi le nom de Palmyre. Une légende arabe dit que Tadmurah, fille de Hassan serait la fondatrice de cette cité.] Il était dit qu'on pouvait prélever des trésors autour du tombeau à condition de ne pas toucher à la Princesse.

"Une Beauté anonyme de Palmyre", 
Buste funéraire, vers l'an 200 après JC, Glyptothèque de Copenhague


Mais le chasseur de trésors, Tālib bin Sahl, saisi d'avidité, ne voulut pas suivre cette instruction et, malgré l'émir Moussa, il déclara qu'il rapporterait les Beautés de Ce Monde, le cadavre de la jeune fille jusqu'à Damas pour l'offrir au Calife. Dès qu'il toucha un bijou sur la peau de la Princesse, les esclaves morts s'animèrent et le tuèrent de leurs armes, en lui tranchant la tête. Ainsi mourut celui qui était trop épris des gloires de ce monde mortel.

Mūssá ne voulut pas rester plus longtemps. Il referma le tombeau et partit pour retrouver les bouteilles de cuivre de la Mer d'al-Karkar qui avaient été mentionnées par Dahish et dont Talib aussi avait entendu parler dans ses voyages.

Le Dernier Rivage

Ils continuèrent vers la Mer pendant encore un mois et trouvèrent enfin le peuple noir de la Mer d'al-Karkar, qui était là depuis que Cham, fils de Noé, avait conservé la Révélation de l'Islam donnée aux Prophètes. Bien que vivant à l'extrémité du monde bien avant le Dernier Prophète, ils étaient donc restés de fidèles musulmans depuis le Déluge et reconnaissaient l'autorité du Calife comme Commandeur de tous les Croyants [Une autre version dit qu'ils avaient reçu la révélation par le mystérieux al-Khiḍr, l'Homme Vert qui aurait participé à la prophétie de Mahomet.].

Ils dirent qu'il pêchaient souvent des vases de cuivre, scellés de plomb encore aujourd'hui, où se trouvaient des Djinns rebelles. Ils en libéraient parfois certains après avoir obtenu des prisonniers des serments de les servir. Ils offrirent douze vases de cuivre mais aussi deux Femmes de la mer, les Filles des Profondeurs à queue de poisson, qu'ils avaient pêchées. Elles ne savaient pas parler les langues humaines mais souriaient aimablement.

Le Retour et le Dernier Pélerinage

L'émir Mūssá repartit avec cette cargaison de jarres remplies de djinns, et les Filles de la Mer, et ramena avec lui ces Fidèles d'al-Karkar. Ils repassèrent par la Cité d'Airain et en emportèrent bien des trésors en veillant à ne pas déranger le sommeil éternel de la Princesse Tadmura.

Ils revinrent jusqu'à Damas avec tous ces tributs, mais les Filles de la Mer moururent hélas de dessèchement. Ils apportèrent les Trésors de la Cité d'Airain au Calife [ce n'était vraisemblablement plus Abd al-Malik ibn Marwān qui les avaient envoyés au début, mais si on suivait une chronologie plus historique peut-être son fils qui lui avait succédé, Al-Walid ibn Abd al-Malik, voire son autre fils Sulayman ibn Abd al-Malik], qui le distribua aux nécessiteux. L'émir Mūssá raconta tout ce qui leur était arrivé et il récita toutes les inscriptions qu'il avait lues dans le Château noir et dans la Cité d'Airain.

Alors, l'émir Mūssá bin Nuṣayr, Gardien d'Afrique et conquérant de l'Occident, demanda que son fils lui succède comme Gouverneur, ce que le Calife accepta, et il partit pour un dernier pélerinage à Jerusalem. Et c'est en pélerinage qu'il rendit l'âme, en donnant grâce à Allah.

***
[On comparera avec la fin moins sereine de ce pauvre émir Moussa dans le conte de la Tour scellée d'Andalousie, où c'est lui qui est séduit par la beauté matérielle de la Table de Salomon, au lieu d'y résister comme ici.

Selon un récit dans l'encyclopédie médiévale de Yāqūt al-Hamawī (XIIIe),  vers l'an 130 de l'Hégire, donc environ 30 ans après, Marwān bin Muḥammad, neveu d'Abd al-Malik ibn Marwān, le dernier Calife de la dynastie Omeyyade explora les ruines de Tadmor / Palmyre, près de Homs en Syrie. Il y trouva le tombeau de la "Princesse Tadmur, fille de Hassan", avec une inscription maudissant toute personne qui la toucherait. Le Calife n'osa pas braver cet interdit et referma son tombeau. Les légendes sur les malédictions pour les pillards sont anciennes.

Le rédacteur de ce conte des Mille et Une Nuits a donc mélangé cette tradition historique sur le dernier Calife omeyyade et celle sur Mūssá avec la Cité andalouse et le Roi Roderick qui transgressa l'interdit en ouvrant le sceau de la Tour. La ruine de Tadmur, très ancienne mais assez proche de Damas, est éloignée dans l'espace aux bords du monde.

Dans ces deux cas, il y a un Château sépulcral et une association biblique avec le Roi Salomon. Salomon est un personnage utile dans les Mille et Une Nuits pour mélanger une morale religieuse (Salomon est un Prophète) et une récupération de mythes et de Djinns pré-islamiques (Salomon est aussi un Magicien, et un Roi séculier : il attaque au début la Cité d'Airain pour deux motifs : (1) détruire les Idoles, (2) demander la main du Roi de la Mer - il n'est jamais dit si Tadmur est bien censée être cette Princesse des Djinns car les deux traditions de la Cité d'Airain en Afrique et de Palmyre en Syrie ne sont pas bien greffées).

On remarquera d'ailleurs à quel point de nombreux clichés de l'Heroic Fantasy à la D&D sont visiblement nés dans ce texte - même s'il y a des intermédiaires dans les pulps à la Clark Ashton Smith, très amateur des Mille et Une Nuits. L'entrée du cheikh al-Samad dans la Ville d'Airain ressemble beaucoup à une exploration d'un Donjon, avec ses pièges.]

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