jeudi 20 novembre 2014

Pourquoi le clivage entre DC et Marvel tend à ne pas se résorber


J'ai entendu aux Utopiales un fan de Marvel dire dans une conférence que "Marvel était de gauche - du moins au sens américain, et DC de droite", mais je n'ai pas voulu relever. On n'est pas tous d'accord sur les jugements de valeur mais tous les fans de comics font comme s'il était évident ou normal que les deux univers de comics principaux soient vraiment différents dans leurs "philosophies" alors que les deux éditeurs tentent souvent de s'imiter et que les mêmes auteurs travaillent souvent successivement voire simultanément pour les deux. Pourtant, il y a une "dépendance au sentier" : malgré leurs ressemblances et même malgré toutes les influences mutuelles ou les tentatives de se plagier, il est vrai que DC et Marvel ont maintenu des traditions et identités assez distinctes, au point qu'on a même en ce moment encore plus de divergences stylistiques entre les deux éditeurs.

Âge d'Or

Je ne parlerai pas tellement des origines dans les années 1940. C'est DC (ou National Periodicals) qui a créé le genre du superhéros, avec Superman et ensuite avec la première équipe, la Justice Society of America. Marvel (ou plus exactement son ancêtre Timely) avait à l'époque des personnages moins connus mais avait déjà une légère singularité avec plus d'anti-héros (le Submariner) et plus de conflits entre héros (en fait, je n'en vois pas d'exemples dans l'Âge dor de DC).

Âge d'Argent

A l'Âge d'Argent, contrairement à ce qu'on pourrait croire en étant concentré sur le succès critique de Marvel, DC battait encore Marvel dans les ventes (ce qui explique d'ailleurs leur nonchalance face à Marvel et le fait qu'ils mirent au moins une douzaine d'années avant de commencer vraiment à s'inspirer des succès de Marvel).

DC visait explicitement (et parfois avec une certaine condescendance) un public bien plus enfantin et ne cherchait d'ailleurs pas vraiment à se renouveler comme ils estimaient que leur lectorat changeait périodiquement à chaque fois que les enfants grandissaient et abandonnaient les comics (cela explique certaines histoires qui se répétaient à l'identique - DC pensait que les lecteurs ne s'en rendraient pas compte et s'autoplagiait). En un sens, c'est l'exact inverse d'aujourd'hui où ils se disent qu'ils n'arriveront pas à attirer de nouveaux lecteurs et qu'il faut donc plutôt tenter de fidéliser les lecteurs âgés et nostalgiques.

Mais si c'est DC qui créa l'Âge d'Argent, c'est Marvel qui fut plus révolutionnaire. On ne pourrait pas parler de littérature adultes mais quand même de littérature plus "adolescente" ou moins enfantine que DC. Marvel réussit pour un temps à se donner une apparence bien plus "cool" que le ringard DC.

Pourtant, l'image de "gauche" dont on parle en France est excessive. Dans les années 1960, les comics Marvel sont plus "politisés" au sens où la politique est mentionnée comme un arrière-fond, mais toujours avec une certaine prudence (sauf à la rigueur sur la question des Droits civiques où il y a certes quelques passages assez courageux). DC de l'époque ne parle pas directement de politique (en dehors d'une certaine révérence envers JFK et de quelques histoires isolées qui se moquent un peu des hippies avec plus de distance que chez Marvel).

L'orateur disait "Captain America n'est pas allé au Vietnam". Certes, mais Iron Man y est allé souvent. C'est surtout avec le scénariste Steve Englehart et le Président Nixon que Captain America va devenir assez à gauche. La Marvel des années 1960 n'était pas aussi franche.

Un des exemples de "convergence" ou évolution parallèle est la célèbre coïncidence où l'équipe Doom Patrol sort juste avant les X-Men et les deux équipes se ressemblent beaucoup. Il n'y a eu aucune influence directe mais Doom Patrol de DC était en revanche plutôt une réaction face au succès des Fantastic Four, ce qui explique le ton si proche de la Concurrence.

Âge de Bronze

partir des années 1970, DC commence à décliner, Marvel devient dominante et les X-Men écraseront pour toujours leurs concurrents (le seul personnage qui puisse rivaliser chez DC est Batman, en partie à cause des films). C'est là que DC va créer les New Titans comme réaction aux X-Men (et la Légion des Superhéros de cette période fut aussi un relatif succès). Curieusement, c'est aussi la période où Marvel s'amuse à faire parfois des imitations symétriques (Nova est une sorte de miroir chez Marvel d'une écriture typique de DC, avec une parodie de Green Lantern et Carmine Infantino aux dessins).

Âge récent

Si on fait un bond à notre épqoue récente, Marvel a su se revitaliser. Ses histoires arrivent à maintenir le carcan de la Continuité tout en cherchant des thèmes assez dramatiques ou originaux (avec Brian Bendis). DC, au contraire, ne cesse de créer de nouvelles histoires sur sa propre cosmologie, qui n'est plus un décor mais vraiment le thème essentiel de leur propre univers. Marvel ne ressent pas le même besoin de se rebooter tous les dix ans dans un quelconque Ragnarok (sauf pour certains personnages seulement). Geoff Johns, qui est l'auteur principal de DC et l'équivalent de Bendis dans son importance, s'est spécialisé dans une veine qui mélange un contenu très nostalgique (retour à l'Âge d'Argent dans certains thèmes) avec un peu de violence inutile pour "moderniser" cet élément.

Le Dieu de DC, la Nature de Marvel

Dans la "dépendance au sentier" de l'histoire de ces deux éditeurs, il y a un argument qui irait quand même en partie en faveur de la thèse initiale sur l'écart entre les deux : DC n'est pas nécessairement plus "à droite" mais est (et je pense que c'est durable) plus "théiste" que Marvel.

Marvel a fait de nombreuses histoires de SF assez athées où la vie humaine est un sous-produit d'extraterrestres et où il est clairement indiqué qu'il n'y a rien de plus que la Nature (Earth-X était allé jusqu'à dire que même les Asgardiens étaient en réalité des extra-terrestres qui n'avaient pas causé les mythes scandinaves mais avaient été au contraire parasités par des croyances préalables des humains). Une rare exception qui utilise le mythe judéo-chrétien est Mephisto et il gêne souvent Marvel, qui le réduit alors à une simple créature d'une autre dimension - mais on ne comprend pas alors à quoi lui servirait ses tentations. L'existence d'un Dieu est possible mais pas du tout nécessaire dans un tel cadre.

DC au contraire a eu quelques histoires qui insinuaient qu'il y avait un Créateur et qu'au moins une partie du mythe judéo-chrétien devait être vraie. Il y a eu des Anges dans les équipes et même si Dieu reste nécessairement un peu distant pour éviter le ridicule, sa présence se fait sentir (certes, quelques histoires plus Vertigoesques ont pris des points de vue plus hétérodoxes).

Et c'est un défaut du principe de "Continuité" des comics : on ne peut pas facilement revenir en arrière.

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Via VfV dans les commentaires, cet article de Chris Sims : Pourquoi DC tente toujours de devenir comme Marvel depuis 45 ans, de manière assez contre-productive.

2 commentaires:

VfV a dit…

Un récit de la relation en miroir des deux Maisons : http://comicsalliance.com/dc-comics-marvel-golden-age-silver-age-comics-history/

Phersv a dit…

Merci beaucoup pour cet article (vieux d'un an), je ne le connaissais pas et en un sens, je n'aurais pas écrit cela si je l'avais lu, il énonce bien plus précisément des arguments semblables.

Ce que Chris Sims appelle "Le Problème" n'est pas seulement que DC tente depuis au moins 1968 d'être plus comme Marvel mais aussi l'inverse, qu'à chaque fois, la greffe ne marche pas et que l'écart DC-Marvel tend toujours à se rétablir.

En 68, ce sont de nouveaux auteurs comme Marv Wolfman et Len Wein qui arrivent chez DC, essayent de mettre un héros noir ou un ton plus moderne. Ils échouent et partent pour un temps chez Marvel (Len Wein créant là-bas les New X-Men) mais ensuite ils reviendront et créeront chez DC les New Teen Titans. 1970, c'est le début de ce désir mimétique où Green Lantern / Green Arrow ont des histoires "relevant" et où DC va engager pour un temps Kirby qui va y créer ses clones de ses Asgardiens marveliens avec le Fourth World.

Et comme Sims, je regrette que Dan Didio et Geoff Johns représentent tant l'hésitation dans ce qu'il appelle L'Autre Problème : DC oscile tout le temps entre sa nostalgie vers son époque plus enfantine et innocente, et l'idée qu'il doit en rajouter dans la violence pour paraître cool, en un mélange instable entre du Julius Schwartz/Otto Binder et du Frank Miller (mais heureusement, sans les hyperboles de Mark Millar pour l'instant).