vendredi 9 avril 2010

Cutting some slack

Via le blog de Brian Leiter, les mémoires vraiment fascinantes du philosophe Robert Paul Wolff (né en 1933, ancien professeur à Harvard dans son âge de gloire dans les années 50-60, spécialiste de Kant, anarchiste de gauche et critique du "libéralisme" démocrate de John Rawls).

Wolff dit qu'aucun éditeur ne voudra jamais de ses mémoires et qu'il préfère donc les publier en ligne. Le paradoxe est que bien qu'il ne soit pas un aussi grand philosophe que ses collègues comme Putnam ou Quine, ses mémoires sont bien plus intéressantes et mieux écrites.

J'aime beaucoup ce début (qui est certes déjà dans "Mr Chips") :

The Freshmen I now encounter were born during the Clinton Administration and probably came to some degree of awareness of the larger world during George W. Bush's second term. Anything before that might as well be ancient Rome. For many years, I compensated for this absence of historical memory by extracting my philosophical examples from Star Trek, but even that draws blank stares now, and as I do not get HBO, I cannot substitute The Sopranos. There is nothing that makes you feel older faster than teaching undergraduates.

Le portrait qu'il donne de Quine rappelle (sans verser dans la facilité d'une critique thersitiste) à quel point il pouvait être un grand philosophe de la logique et un être peut-être assez commun à l'ordinaire (ainsi quand il déclare que l'éthique ne pouvait avoir la même valeur que la logique pour évaluer un candidat parce que "l'éthique est facile").

Le portrait du jeune génie logique Saül Kripke (qui était déjà renommé avant même d'avoir 18 ans, ayant publié ses premiers théorèmes originaux à 17 ans) est un peu cruel mais conforte bien des descriptions de ses années suivantes à Princeton :
Saul was a handful. He was, as we would say today, socially challenged, taking up a good deal of the time of the committee of House Senior Tutors who met regularly to deal with student problems. Marshall Cohen ran into one of the Senior Tutors who told of a long meeting they had just suffered through trying to sort out Saul's difficulties with a roommate. (...)

Saul's father was a Conservative Rabbi, and Saul had had a serious Jewish upbringing. As he talked, he davaned, which is to say he rocked back and forth vigorously. As he talked and davaned he ate, gesturing spastically, and as he talked and davaned and ate and gestured, his food scattered all over the table, as if to illustrate the law of entropy. With gentle understanding, the young Radcliffe student patiently swept the peas up from the table top and put them back on Saul's plate, where they stayed for a bit before being restrewn.

I have often wondered whether Saul, brilliant though he undoubtedly was, ever understood how much slack everyone was cutting him, from Quine on down. Somehow, I think not.

Il y a un contraste étrange entre le Kripke affable et humoristique qu'on imagine en lisant ses conférences retranscrites (comme son oeuvre la plus illustre Naming & Necessity) et les récits de ses cours ou de sa personnalité où il a l'air quasi-autiste et névrosé (même le personnage du roman de Rebecca Goldstein, The Mind-Body Problem, qu'on dit fondé sur Kripke, n'atteint pas ces dimensions).

L'Université de Princeton a finalement discrètement nommé Kripke "émerite" à moins de 60 ans pour de multiples raisons mais notamment, si j'ai bien interprété les témoignages qui me semblent honnêtes, parce que certains étudiants se plaignaient de ce que le brillant philosophe soit incapable de leur faire le moindre cours cohérent ou même d'avoir des interactions normales avec eux. Kripke partait généralement sur des objections et réponses à ce qu'il percevait comme des attaques dans la littérature. Pour saisir cette opacité, il faut s'astreindre à lire un de ses pires articles (du point de vue de la forme et non du génie du contenu), "Is There a Problem About Substitutional Quantification?", qui semble plein de circonvolutions tortueuses au point d'en devenir un exercice de masochisme (exactement le contraire de Naming & Necessity qui a été enregistré et semble - parfois trompeusement - facile à suivre).

2 commentaires:

Fr. a dit…

“Then as now, Harvard was a claustrophobically insular place, aware only of itself and obsessed with its most insignificant internal fluctuations.” -- Je sens que ce blog va me plaire.

Commencé à lire Kripke sur Google Books, son style oral est effectivement très agréable (plus que les passages de lui que j'avais lu à Édimbourg).

Phersv a dit…

Ce qui est curieux dans N&N est qu'il fait parfois allusion à des arguments et il dit alors qu'il "pourrait prouver ce point mais qu'il n'a pas la place ici" (par exemple quand il dit qu'un désignateur rigide n'est pas - contrairement à ce qu'on cru de nombreux commentateurs même très compétents comme Dummett - la même chose qu'un marqueur de portée russellienne des quantificateurs, comme ce que faisaient Smullyan ou Barcan Marcus).

En le lisant, on peut croire alors à un faux fuyant mais il est vraiment sincère : il n'a pas envie de rendre public l'argument mais il l'avait (on le trouve explicité dans un article de 1976, "Speaker's Reference and Semantic Reference"). Kripke fait un peu penser sur cela à Isaac Newton qui détestait que ses idées soient publiées au grand jour.

C'est la même chose pour son argument sur la Licorne. Il n'a toujours pas accepté de publier son argument avant ses Collected Papers mais il circule sous forme de samizdat depuis maintenant plus de 30 ans.