mardi 9 février 2010

Mardi, Aristote continue petit à petit



Rappel :

Rappel du plan des livres III et IV de la Physique : (1) la définition générale du Mouvement comme l'acte de l'étant en puissance en tant que tel (III, 1-3), (2) le problème de l'Infini en acte et en puissance (III, 4-8), (3) le Lieu où passe un Mouvement (IV, 1-5), (4) le Mouvement n'a pas besoin de l'existence du Vide (IV, 6-9) et (5) le Temps comme Nombre du Mouvement (IV, 10-14). 


  • La théorie de l'Infini : Infini actuel et potentiel (Livre III, 4-8, 203a - 208a)





  • Le deuxième élément de la théorie du Mouvement exige de passer par la question de l'Infini (Apeiron), aussi bien l'Infiniment divisible dans l'espace et le temps que les étendues du Mouvement infini.

    Ici encore, c'est l'opposition de l'être en acte et de l'être en puissance qui va donner la solution. De nombreux Présocratiques (comme Anaximandre, Anaxagore ou Démocrite) et même Platon (mais dans un enseignement oral sur le Bien qui ne nous est pas directement connu) parlaient d'un Infini comme "Principe" des étants et ici Aristote va chercher à sauver le Mouvement des risques que ce concept d'Infini impliquerait (III, 4). La réalité du Mouvement comme "acte de la puissance" va passer par la critique d'un Infini "en acte".

    Pour réussir à suivre ce qu'Aristote dit de l'Infini et ensuite sur le Lieu au Livre IV, il faut essayer d'oublier un peu notre propre perspective de Modernes. Depuis au moins Descartes (voire les Epicuriens), nous voyons dans le Monde avant tout une étendue spatiale infinie, isotrope et uniforme, et nous pouvons distinguer l'Infini comme catégorie mathématique (en arithmétique et géométrie) et le silence des espaces infinis. Chez Aristote au contraire, le présupposé est bien que le concept du Lieu (topos) n'est pas notre "espace" cartésien, c'est celui d'une région orientée objectivement, avec un "haut" et un "bas" absolus (la Terre au centre étant le "bas" et la Sphère des étoiles fixes, Premier Mobile, à l'extrême périphérie, étant le "haut") et que le concept de "Sans-Limite" (ἀπείρων, ce qui n'a pas de "peiras", pas de borne) tel que semblent l'avoir utilisé les "Physiciens" pré-socratiques enveloppe l'Indéterminé total, la confusion d'une infinité d'éléments contradictoires. D'où certaines questions qui peuvent sembler absurdes si on n'arrive pas à concevoir le Sans-Limite aussi comme une sorte de "Nuit" mythique chaotique en-deçà de toute réalité bien déterminée. Les Physiologues milésiens cherchaient un élément fondamental (comme l'Air). Anaximandre avait l'air de parler de l'Apeiron comme une sorte de "substance" antérieure aux distinctions des corps physiques comme origine et principe de toute chose, un éther plus qu'un espace. De même, les Pythagoriciens et Platon auraient parlé de l'Infini comme d'une "substance". Toute la question d'Aristote est de donner un certain statut mathématique et physique à l'Infini tout en refusant d'en faire une vraie "substance" comme le sont "le Soleil" ou "les Etoiles".

    Certains raisonnements peuvent sembler difficiles étant donné l'ambiguïté du concept d'Infini. Aristote évoque ainsi l'argument des "Physiologues" selon lequel l'Infini doit être un Principe sinon il y aurait un Principe antérieur qui agirait comme une limite qui le conditionnerait, et alors ce ne serait plus l'Infini.


  • 5 arguments apparents en faveur de l'Infini (III, 4, 203b15-30)

    • (1) le temps semble infini.
    • (2) les grandeurs mathématiques semblent divisibles à l'infini.
    • (3) ce qui est engendré et détruit doit tirer de cet infini son existence si ce qui a une origine sort de l'indéterminé.
    • (4) tout être limité est borné par un autre être, donc il n'y a jamais de limite définitive.
    • (5) Ce qui est au-delà du Ciel semble nécessairement sans limite et donc s'il y a cet infini, il y a une infinité de Mondes.
    Aristote dit que le 5e est l'argument le plus fort (et c'est celui qui l'intéresse notamment en De Caelo I, 5-7) mais on pourrait croire que c'est plutôt l'argument (4) de la récurrence qui paraît le plus général. Je suppose qu'Aristote croit le (4) plus limité à des corps alors que le (5) serait plus fort en tant qu'il pose des étendues au-delà de tout Lieu assignable et qu'il suffit à impliquer les autres : s'il y a une infinité de Mondes, il y a aussi une infinité de Lieux et tout ce qui peut être est réalisé actuellement quelque part donc une infinité de Lieux suffit à impliquer aussi l'existence d'un corps infini. Le raisonnement modal est intéressant et avant la distinction moderne de plusieurs sortes d'infinis il paraît valide (mais il pourrait y avoir une infinité de mondes finis sans un seul monde assez "grand" pour contenir un corps infini, comme une infinité de suites finies).


  • Définitions de l'Infini (III, 4, 204a 3-7)

    L'Infini se dit en plusieurs sens : (1) ce qui ne peut absolument pas être parcouru (le point), (2) ce qui peut être parcouru mais dont le parcours est trop difficile ou bien sans fin (l'Anneau sans chaton). L'Infini peut être soit par addition, soit par division, soit par les deux à la fois.

  • Critique de l'Infini comme réalité substantielle (III, 5)

    Si l'Infini était une substance réelle en soi, ce ne serait donc pas une propriété de la grandeur. L'Infini en soi devrait être une sorte de substance indivisible ou bien chaque partie serait à son tour Infinie et la Substance infinie serait alors composée de plusieurs Substances Infinies, ce qu'Aristote refuse.

    De même s'il existait un Corps d'extension infinie, car ce Corps ne laisserait plus aucune place aux différents autres corps ou les absorberaient tous et il n'y aurait plus de diversité des propriétés physiques (les quatre éléments ou substances matérielles).

    De plus, un Corps infini serait dans tous les lieux à la fois. S'il est homogène, nul ne pourrait alors dire s'il est en Mouvement local permanent ou bien immobile. S'il n'est pas homogène, il sera composé de parties distinctes et on revient encore au problème de l'existence de sous-parties distinctes infinies. Ces arguments sont notamment dirigés contre la théorie des homéomères d'Anaxagore (où chaque sous-parties élémentaires contient des proportions de toutes les qualités macroscopiques).

    Les arguments d'Aristote sont ici clairement circulaires ou (pour être plus charitables) reposent sur un système simplement "cohérent" plus que démonstratif. Il prétend réfuter l'Infini par sa théorie des Lieux "naturels" de chaque élément (le feu vers le haut, la terre vers le bas, les échanges d'eau et d'air entre les deux) et la nécessité d'un centre de l'Univers et d'une orientation absolue alors que c'est justement une pétition de principe : les théories de l'Infini reviennent à refuser le centre.

  • Ce qu'est vraiment l'Infini (III, 6)

    Aristote arrive enfin à sa solution. Il n'est pas possible de dire que l'Infini n'existe tout simplement pas (car alors comment rendre compte de l'infinité des nombres) et pourtant l'Infini physique pose un obstacle à l'intelligiblité du Mouvement. La solution va donc être une sortie de l'aporie par la méthode habituelle de distinctions de plusieurs sens.

    Il est évident que l'infini en un sens existe et en sens n'existe pas. En fait "être" se dit d'une part en puissance, d'autre part en entéléchie. Quant à l'infini, il existe d'une part en addition, d'autre part par division. (206a 13-16)

    Être en puissance, c'est pouvoir être quelque chose ou ne pas l'être. Ici, l'Infini potentiel est donc la possibilité de continuer petit à petit, la possibilité de diviser sans s'arrêter mais sans qu'une totalité infinie ne soit jamais donnée en acte.

    Cela oppose donc le Mouvement (acte de la puissance en tant que tel) à l'Infini (être toujours en puissance qui ne passe jamais à l'acte). L'Infini n'existe qu'en puissance dans le sens où le Jour est infini car il y a toujours un nouveau Jour. L'Infinie divisibilité ou Infini accroissement sont donc analogue à l'Infini en puissance du temps où il est toujours possible d'ajouter un nouveau pas.

    C'est ici (207a) qu'Aristote introduit une définition de l'Infini qui a dû directement inspirer Lévinas dans son opposition si discutable Totalité et Infini : Essai sur l'extériorité. L'Infini n'est pas ce qui n'a rien d'extérieur mais au contraire ce qui a toujours quelque chose à l'extérieur de soi (hoû aei ti exô esti). Dans cette définition, il ne pourrait donc pas y avoir de Totalité Infinie (et pas d'idée d'un ensemble infini) car l'Infini n'est toujours que totalité en puissance, jamais en entéléchie, c'est ce qui a toujours de nouvelles parties et non pas le tout réalisé et accompli.

    Aristote conclut (III, 7) que l'Infini n'est même utile en acte pour le mathématicien qui n'a besoin que de l'Infini potentiel pour diviser des segments dans la ligne. La matière continue est la seule réalité qui admet ces divisibilités potentielles mais en dehors du substrat, l'infini se réalise dans la grandeur ou quantité.

    On remarque que la question de la Divisibilité à l'infini et des paradoxes de Zénon d'Elée n'a pas encore été traitée. Les détails de la théorie viennent ensuite dans ce qu'on appelle le Traité du Mouvement par la suite (Livre V-VI, avec le Livre VI consacré à la réponse aux arguments éléates).

    Mais après les questions du Mouvement en acte et de la Continuité en puissance viennent les questions du Lieu (sans aucun Vide) et du Temps (qui n'a aucun infini sempiternel car l'éternel est hors du Temps et non un Temps infini).

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