lundi 14 avril 2008

Normalités, règles et régularités



  • Je continue de lire Williams et cela commence à me déprimer un peu. Je me fiche un peu de manquer de sophia ou de dikaiosuné en lisant Platon, de philia ou de phronesis en lisant Aristote, de ne pas suivre la Droite raison en lisant les Stoïciens, d'être un sujet hétéronome au caractère vicieux en lisant Kant, de ne pas maximiser le bonheur en lisant Stuart Mill, d'être inauthentique ou de mauvaise foi en lisant Sartre, mais je dois reconnaître que Williams me met un peu en désarroi dans son analyse de "l'intégrité". Cela me gène bien plus de manquer d'intégrité, vertu du "second ordre" (au sens où elle porte sur les autres vertus et sur les projets de vie), que de manquer d'autres vertus du premier ordre (en un sens, c'est ce manque d'intégrité qui explique d'ailleurs que je ne me soucie pas de manquer de vertus de premier degré, ce qui aurait dû m'inquiéter). Mais ce malaise contribue à me faire penser (en une sorte de pragmatisme inversé, ou de théorie nietzschéenne) qu'il doit y avoir là une vérité plus importante, le vrai ayant plus de chances d'être du côté de ce qui nous déplaît. Plus je le lis, plus je découvre que certaines de mes intuitions morales sont aberrantes et que j'ai vraiment besoin théoriquement et pratiquement d'accéder à une nouvelle perspective.

    Williams ne pourrait sans doute pas être formalisé mais il y a une sorte d'argument qui doit évoquer une théorie sur des "opérateurs itérés" (en logique déontique, je suppose, sans vérifier, qu'il va de soi que s'il est permis que P, il est permis qu'il est permis que P). Il dit par exemple qu'il est humain de faire l'acte concret A (ex. : tuer un innocent pour sauver deux innocents) mais il dit aussi qu'il serait inhumain de trouver normal dans tous les cas d'accomplir un acte du type de A. Cela revient donc à court-circuiter le passage d'une expérience de pensée à une généralisation théorique morale - c'est d'ailleurs la même stratégie qu'il adopte contre les expériences de pensée en philosophie de l'esprit dans Problems of the Self.

  • Je viens de voir Oxford Murders.

    C'est une adaptation par le réalisateur d'horreur Alex de la Iglesia du roman Crímenes imperceptibles du mathématicien argentin Guillermo Martinez (l'étudiant en thèse argentin devient bien sûr américain pour plaire aux producteurs). Le film a des défauts, surtout au début avec du name-dropping un peu pénible (les personnages semblent chercher à se lancer à la figure tous les clichés de la pop philosophy sur Platon, Gödel, Heisenberg, le Chaos... Tout cela a déjà été vu au moins depuis le premier Whodunnit Mathématique, The Bishop Murder Case (1928) de S.S. Van Dine (voir la citation, je croyais me souvenir que Philo Vance mentionne aussi Gödel quelque part, mais ce doit forcément être après, voir aussi le site de recherche thématique MathFiction). Les mathématiciens fous semblent aussi inspirés par A Beautiful Mind.

    Mais le centre de toute l'intrigue policière est une allusion plus originale et assez profonde à un paradoxe philosophique un peu moins connu, le paradoxe de suivre une règle de Wittgenstein.

    Le problème du paradoxe des Règles est qu'il n'est pas toujours clair d'en voir les conséquences. Le film se contente d'une formulation mathématique : dans une suite donnée de signes, on peut donner plusieurs fonctions possibles pour les successeurs - mais dans le récit, on a l'impression d'un simple test projectif de Rorschach, voire d'une banalité sémiotique comme une apophénie paranoïaque. Le public retiendra une sorte d'irrationalisme où n'importe quoi peut arriver de manière imprévisible, ce qui est assez loin de la critique précise du formalisme.

    Pour Wittgenstein (AFAIU), comprendre une signification implique de pouvoir appliquer une règle (un concept n'est pas une définition isolable et analysable en éléments simples, le concept suppose tout un "jeu de langage"). Mais il n'y a pas de critère pour savoir si on applique une règle ou pas, ce qui élimine non seulement l'idée que le sujet sait qu'il applique la règle (impossibilité du langage privé, argument du scarabée) mais aussi l'idée qu'on puisse réduire les concepts mentalistes à des dispositions observables ou des "régularités" fréquentistes, empiriques (interprétation sceptique de Kripkenstein du paradoxe sur les règles). La conclusion semble être que suivre une règle ne dépend pas d'une virtualité jouant dans le comportement ni d'une entité mentale mais d'une interaction sociale, d'une pratique intersubjective qui serait une "Forme de Vie" (ce qui expliquerait en partie la fascination de Bourdieu pour Wittgenstein : la pratique sociale collective devient la philosophie première).

    Avec le film, on a donc pour la première fois un problème extrêmement "scolastique" de la philosophie analytique (franchement, qui "croit" au problème des Règles en dehors des érudits wittgensteiniens ?) qui entre dans un spectacle de masse.

    Le début du film sur le Tractatus est crispant dans son héroïsation mystique (surtout que le problème de la règle est dans les Investigations, pas dans le Tractatus). [Un des aspects amusants est que le vieux Mathématicien dandy joué par John Hurt, qui ressemble un peu à Russell, incarne ce "wittgensteinisme" du pauvre, alors que le jeune Thésard homosexuel refoulé incarne le Platonisme (voire le Pythagorisme) qui serait finalement assez proche de la position de Russell : le film a donc inversé l'âge et les relations entre Russell et Wittgenstein, faisant du disciple rebelle le maître, et du maître un disciple plus naïf. ]

    Un problème du scénario que je n'ai pas compris est la coïncidence qui veut que le Conducteur ait lu l'article sur le Pythagorisme dans l'Encyclopédie de chirurgie. Après tout, s'il découvre les crimes imperceptibles au moment de la publication de la Tetraktys, il n'aura même pas besoin d'avoir la connaissance du sens de ce symbole.

    La fin serait un joli retournement si elle ne revenait pas à nouveau sur les clichés de théorie populaire du Chaos comme l'effet papillon dont le film s'était pourtant moqué au début.

    Un gag sur John Hurt est qu'il se déguise ici en Guy Fawkes (considéré ici comme un anarchiste alors qu'il était guidé par son papisme) et qu'il jouait le Dictateur fasciste dans V for Vendetta (qui utilisait les mêmes masques de Fawkes pour son héros).

    La succession des signes "M Coeur 8" n'est pas très clairement expliquée dans le film, l'image étant assez furtive. Il faut regarder à chaque fois le côté droit de chaque signe, et on a à nouveau la même succession (1, 2, 3, 4) déguisée.

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