mardi 18 mars 2008

Démesure et Fatalité génétique



Gattaca (1997) est le meilleur film de science-fiction jamais réalisé. Il est beau esthétiquement, il est le seul film à réaliser les potentialités de la fiction spéculative (et même de la Hard Science Fiction réaliste), le seul à poser un vrai problème de spéculation très concret sur la science effective et ses applications sociales très proches (et non pas simplement à jouer sur notre imagination à ce sujet) et surtout, point capital qui n'est pas toujours remarqué, il ne résout pas ce problème de bioéthique de manière satisfaisante.

La science-fiction est une littérature d'idées, et souvent une littérature à thèse. La thèse manifeste de Gattaca se critique elle-même, de manière invisible, en un dialogue interne assez bouleversant. Gattaca est vraiment philosophique parce qu'il détruit sa propre philosophie de la liberté et nous laisse libres de la discuter.

Le héros Vincent Freeman représente un type moderne de héros dans les récits. La Catharsis joue si bien que le récit arrive habilement, grâce à la Dystopie génétique et au nom de la défense du Libre-arbitre, à dissimuler tous les problèmes moraux que posent ses mensonges et ses autres vices. Nous voyons en lui le héros qui dépasse les déterminismes, sans voir ses péchés qui devraient au contraire nous faire songer à l'éventuel bien-fondé du déterminisme. Le héros romantique se fait passer pour un héros tragique.

Le héros épique était souvent par essence supérieure aux autres mortels mais les accidents de la vie et la démesure même de son essence le conduisait de manière inévitable à des malheurs pires que le commun. Nous l'admirons mais le craignons un peu, l'identification ne joue pas à plein car nous ne pouvons pas penser qu'il ne mérite pas par essence son propre malheur.

Le héros tragique avait le problème supplémentaire de se trouver dans un dilemme de double contrainte, où les deux solutions étaient en fait des fautes éthiques. Antigone a le "choix" entre violer les lois raisonnables de la Cité contre les traîtres et les lois sacrées de la famille pour les morts. On admire sa résolution, sans se rendre compte qu'Antigone n'a pas pris le "bon" choix (il n'y en avait pas) mais qu'elle se dit ne pouvoir faire autrement que suivre ce qui en fait une "héroïne".

Dans le monde de Gattaca, on peut tellement filtrer les prédispositions génétiques qu'on a créé une division entre deux classes, les Invalides, déficients par essence (essence certes probabiliste, mais disposition virtuelle quand même) et qui seront toujours discriminés par essence et par nature, comme les Handicappés, et les Valides, les Surhommes, sains voire sélectionnés artificiellement. Nietzsche dit que la nature est créatrice de vraies valeurs (sain/morbide) mais ici la science consiste à inscrire la sélection naturelle en sélection artificielle et sociale. Gattaca est la dystopie de la discrimination "géniste", et non pas seulement classiste, sexiste ou raciste. Le monde y est une Prison, où on est enfermé dans le code de ses Cellules.

Vincent Freeman éveille donc aussitôt notre compassion. Il n'est pas le Surhomme par nature mais son symétrique, l'Humain trop humain, nos propres faiblesses à visage humain. Il est déficient par essence et n'a qu'un rêve poétique qui semble noble et assez innocent, quitter ce monde sublunaire des accidents pour l'empyrée. Or, cela lui est interdit par sa nature même : les Cieux sont réservés aux Elus, aux Surhommes alors que Vincent devra rester dans le purgatoire de ses rêves inassouvis. Notre raisonnement est donc aussitôt que cette société est devenue inhumaine par sa sélection et que les exclus ont raison de se révolter par tous les moyens contre un tel monde d'injustice.

Le Double Hélice comme Echelle de Jacob vers les Cieux


Vincent obtient donc d'un Surhomme, Jerome (dont les accidents de la vie ont détruit la vie potentiellement parfaite) ses traces, son urine, son sang, ses cheveux, les fragments de son essence divine qui lui permettront de changer d'identité et se faire passer lui-aussi l'Invalide pour un Homme-Dieu. Je passe sur les divers accidents qui servent à renforcer l'identification (par exemple les mécanismes de suspense qui vont purger la peur et la pitié). Je passe aussi sur quelques problèmes de scénario comme le fait que le médecin ne pouvait en fait que se rendre compte très vite de l'illusion de Freeman. Le scénario se tire de cette difficulté par un retournement final : le médecin trompé trompe aussi Freeman, il feint de se laisser prendre mais le protège parce qu'il a aussi un enfant invalide. Cette coïncidence familiale, où le Juge qui doit sélectionner est aussi de parti-pris de compassion pour les damnés à cause de son Fils, est tout aussi curieuse que le fait que ce soit le frère de Freeman, le Surhomme Anton, qui soit chargé de l'enquête. Vincent a donc ainsi un lien à la fois avec deux Juges chargés de savoir s'il pourra accéder à la grâce : son frère surhomme et le père d'un invalide.

A la fin, Vincent réussit grâce à ce concours de circonstances et part dans l'espace vers le symbole même de l'espoir prométhéen, le vol vers Titan. Nous avons alors une émotion de satisfaction et croyons confusément que "l'invincible esprit humain et son libre-arbitre ont ainsi vaincu les déterminations, les technosciences fatalistes, le fascisme géniste de la Dystopie".

Mais un trouble peut nous envahir.

Le choix de la profession si précaire et fragile d'astronaute où il peut engager aussi la vie de ses camarades astronautes n'est pas si "innocent" qu'il en a l'air. Si on dit que tout déficient qui court le risque de mettre en danger les autres dans le réceptacle a raison de mentir et de tromper pour pouvoir échapper à cette sélection, on commence à avoir des doutes.

Le philosophe conservateur-darwinien Nenad Sesardic (qui veut en fait défendre la légitimité éthique et épistémologique de la sociobiologie et la psychologie évolutionniste) dans son article sur Gattaca dans le The Routledge Companion to Philosophy and Cinema, 2008, a trouvé une bonne parabole. Imaginons-nous tous "embarqués" à présent dans le vaisseau avec Vincent. Il a été exclu à cause du risque de crise cardiaque et le film prend bien le soin de ne pas prétendre que Vincent n'y serait pas astreint ou qu'il a la moindre raison de ne pas y croire. Vincent a une crise et il explique qu'il a menti pour arriver là et montrer son libre-arbitre. Ne pourrions-nous estimer qu'il nous a mis en danger de manière intrépide, inconsciente, stupide ? Que sa volonté de satisfaire son rêve poétique et d'échapper aux déterminations de sa naissance n'excuse pas en fait ses mensonges et le fait qu'il nous mette en danger ?

Vincent pouvait faire d'autres choix de professions moins dangereuses (même si le génisme a l'air de le limiter à des métiers sans responsabilité) et il a choisi en fait l'une des seules où le processus difficile de sélection des prédispositions pourrait se défendre pour des raisons de sécurité - et de fait l'un des rares cas où l'exclusion existe déjà de fait !

C'est le même argument chez le transhumaniste démocrate James Hugues dans son livre Citizen Cyborg: Why Democratic Societies Must Respond to the Redesigned Human of the Future, 2004. Le film a choisi un exemple curieux pour défendre sa défense de la liberté humaine contre la fatalité génétique puisque c'est justement celui où la sélection est justifiable au nom de la prudence ou du bien commun de l'équipage dans un contexte particulier d'extrême péril et vulnérabilité.

On voit donc le retournement : Vincent était un héros de l'Homme ordinaire mais en fait nous apprécions chez lui une démesure imprudente, son intrépidité irresponsable qui accepte de mettre les autres en danger, nous refoulons nos propres réserves légitimes. Vincent n'est pas que le héros du libre arbitre, il a quelque chose d'une révolte dans l'hubris, un Faust qui se fait passer pour un Prométhée. Vincent n'est pas le Surhomme génétique, mais sa démesure en fait un personnage qui prétend inventer ses propres valeurs, non seulement contre celles de la vie et de la technique, mais aussi contre celle de la morale.

La très belle scène où Vincent montre qu'il peut battre le Surhomme Anton dans un exercice de natation à condition d'abandonner toute prudence et toute rationalité prouve que cette ambiguïté n'est pas involontaire dans le récit. Gattaca ne prétend jamais que Vincent peut réellement prouver que la prédiction fataliste est sans aucun fondement. La subtilité du récit est d'arriver à rendre cette démesure presque invisible sous notre compassion pour ses déficiences - de même que Jerome est le retournement du Surhomme génétique en victime de sa propre auto-destruction par le suicide et l'alcool.

Sesardic et Hugues en tirent la leçon que Gattaca n'a pas une critique cohérente contre le déterminisme génétique. Hugues précise que Gattaca ne peut servir à critiquer l'eugénisme et l'amélioration artificielle des gènes, mais que le film montre seulement les problèmes politiques du droit à la vie privée - ce qui est oppressant dans Gattaca est cette Police des Gènes qui surveille sans cesse salive, sueur, ongles, cheveux à la recherche de l'essence dans l'ADN - l'entreprise privée Monsanto utilise d'ailleurs déjà une telle Police des Gènes pour surveiller l'agroindustrie et ses brevets.

Certes, les autres films d'Andrew Niccol, l'auteur-réalisteur de Gattaca, dans l'ensemble moins réussis et moins ambitieux, peuvent conduire à avoir des doutes sur l'idée d'une auto-subversion. Andrew Niccol semble vraiment dire qu'au premier degré, le film dénonce seulement l'exclusion des faibles et des handicappés, défend l'égalité contre la discrimination génétique et contre la vision "normalisatrice" ou fataliste de ces calculs. Mais le choix des ambiguïtés morales de Vincent Freeman demeure. Contre la tyrannie du fatum génétique, Niccol a choisi l'hubris de la volonté, une sorte de justification purement téléologique.

Pour reprendre la disctinction d'origine hégélienne de Bernard Wiliams entre la Moralité (qui ne tient compte que des intentions et du Devoir moral) et l'Ethique (qui tient compte des circonstances et de la Chance), on a deux scénarios après la fin du film. Si Vincent réussit son voyage spatial sans crise cardiaque, alors il a éthiquement raison malgré ses fautes du point de vue de la moralité, il a réussi à montrer réellement qu'on avait été injuste en lui interdisant les Cieux. Au contraire, si Vincent a la crise cardiaque prévue, il est moralement et éthiquement vicieux. Et toute l'ambiguïté de cette happy end apparente réside sur ce coup de dé final, inscrit dans son ADN, qui en fait soit un héros, soit un scélérat.

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