jeudi 11 juin 2015

Des Progrès


Lorsque on entend dire que les Européens croyaient "massivement" au Progrès général de l'Humanité pendant la Belle Epoque (en dehors de quelques décadentistes) et que le Progrès s'est ensuite effondré avec la Grande Guerre (sauf pour de nombreuses théories comme le marxisme ou bien la technocratie saint-simonienne optimiste à la Jean Fourastié), je m'étonne toujours que le Zeitgeist puisse autant dépendre de quelques événements historiques contingents.

On peut à la rigueur comprendre que le contexte de la Belle Epoque ou de l'Âge doré victorien, où la civilisation européenne était dans une situation d'impérialisme sans aucun précédent ait pu conduire à une vision "Whig" où toute l'histoire n'était plus que le récit conduisant à un Nouvel Âge d'Or, aux Etats-Unis d'Europe de Victor Hugo. Mais les Européens avaient-ils vraiment besoin de la Grande Guerre ou des gaz moutarde pour problématiser l'Idéologie du Progrès scientifico-technique alors que Rousseau l'avait déjà fait dès le Siècle des Lumières ? Quand Paul Valéry dit en 1924 que "Nous autres, civilisations, nous savons maintenant que nous sommes mortelles", cela paraît un peu...  naïf (ce qui est pourtant bien le dernier des défauts qu'on oserait attribuer à un arrogant sûr de son génie comme Paul Valéry).

Mais notre propre catastrophisme actuel (qui doit remonter aux années 1970 avec les Décroissants du Club de Rome et des formes de Malthusianisme qu'on entend un peu moins aujourd'hui) est lui aussi en partie lié à des tendances contingentes. Le désert croît, comme le prédisait Nietzsche sur le Nihilisme au XIXe siècle, mais doit-il vraiment croître toujours ? Les abeilles meurent et je ne vois pas de meilleure métaphore d'une crise naturelle et agronomique qu'un monde qui perd ses ruches et son miel. "The best lack all conviction, while the worst // Are full of passionate intensity." Nous nous dépolitisons avec le déclin du rôle de l'Etat et la crise des Etats-Providence face aux oligarchies et nous assumons cyniquement un individualisme consumériste. Nos corps sont composés de plus de substances chimiques de synthèse que jamais au point qu'il est vain d'attendre un monde de cyborgs, nous sommes déjà synthétiques. Nous sommes saturés de la malbouffe industrielle au point de douter pouvoir même ne faire que minimiser la quantité de poisons que nous devons ingérer au milieu de tous les médicaments, les progrès de la santé vont sans doute se ralentir après des progrès si spectaculaires depuis deux siècles, et le Zeitgeist se tourne de plus en plus vers une technophobie assez hypocrite où on veut à la fois adopter la nouvelle technologie par crainte de l'obscolescence tout en ne cessant de se moquer de cette technophilie comme servile, aliénée, décérébrée.

Mais je lisais Green Mars de Kim Stanley Robinson et un des thèmes est peut-être l'inversion de notre catastrophisme en une "Nouvelle Frontière" qui ne soit pas face à la Nature hostile mais face à un Vide où la Nature doit se cultiver. Au lieu du Désert qui Croît, c'est à nouveau une Terre Promise à construire, un Désert à ensemencer. Une des bonnes idées philosophiques qu'il a (un peu mélangées avec des allusions parfois confuses) est que si jamais il y a un jour "terraformation" ou comme ils le disent "aréoformation" (peut-être plus au XXIIe qu'au XXIe siècle au rythme actuel), la représentation centrale du rapport entre technique et nature deviendra soudain l'inverse de la nôtre. Dans le roman, les Martiens d'adoption sont tellement enthousiasmés (en tout cas dans la seconde génération) par l'espérance messianique de l'aréoformation (comme celle dans Dune), que leur vraie religion est devenue celle de la Colonisation de Mars, culte diffus d'un Elan Vital où la Vie intelligente a le devoir, la téléologie et l'espérance de rendre Mars habitable, de "féconder" ses sables rouges.

Notre propre imaginaire est celui d'une technique stérile, du béton ou du goudron qui recouvre l'environnement et ses irrégularités déconcertantes. C'est "stérile" d'ailleurs dans tous les sens, le monde devient un Hôpital, même si les maladies résistantes peuvent aussi y revenir avec plus de force. Et en un sens, il y a parmi les populations très urbanisées, j'imagine, beaucoup de gens comme moi qui ont des névroses "physiophobes", considérant inconsciemment et malgré eux tout le donné naturel avant tout sous la forme d'un Mal, d'une Maladie indomptée de la vie sauvage dont le Remède ou la barrière serait la Civilisation. Je n'ose même pas aller dans une simple forêt sans craindre qu'un tique ne me donne la Maladie de Lyme. Mais c'est parce que la Nature est devenue dans certaines idéologies des Urbains sans nostalgie de l'exode rural le contraire de l'Ordre Cosmique équilibré qu'elle était dans les pensées antiques, elle y est plutôt chaos, l'accidentel non-régulé, une jungle qui n'aurait pas d'ordre clair. De ce côté, D&D n'a pas seulement une vision du monde de Far West mais une vision urbaine : les confins sont un chaos à repousser, en encadrer.

Il y a peu de temps encore, ceux qui avaient encore connu la Campagne rêvaient le retour à la "Rurbanité" hybride, le Retour à la Terre. Mais à l'inverse, les Hyperurbains craignent la Nature comme une prolifération dionysiaques des Monstres refoulés par l'ordre apollinien. La Nature devient un cancer luxuriant et proliférant qui ne peut être arrêté que par un autre cancer urbain pour la stériliser [même s'il y a toujours la phobie possible des nanomachines et de la Gelée Grise]. Le métal prométhéen (qui allie les Marchands globalisés d'Hermès et les Ingénieurs d'Héphaïstos) doit vaincre Déméter et ses sombres puissances chtoniennes. Le Désert est en fait une Route, et le Monde se conçoit alors comme Carrefour de Routes, comme un terminal d'aéroport uniformisé sur toute la planète. On ne recrée plus du local que de manière folklorique pour simuler de la différence touristique et on devient touriste partout, même chez soi.

Quand Heidegger et même Arendt semblent redouter la figure de Gagarine qui réalise le contrôle technique de l'environnement (le Premier Homme pour qui tout est ciel parce qu'il est sans ciel parce qu'il a emporté son Monde portable avec lui), nous vivons au contraire dans des fictions avec des stations spatiales comme cadre principal (je pense à une série si optimiste comme Sector General dès les années 1960 mais aussi bien sûr Babylon 5, où un des intérêts était que les planètes semblaient presque disparaître par rapport aux Habitats artificiels). Cette crainte d'un "déracinement" va devenir proprement incompréhensible (elle l'est déjà en partie). Si la modernité est le rêve d'une autoconstitution de l'homme, le Grand Mythe du Progrès pourrait alors reprendre dès que ce thème remplacerait la gestion difficile de la destruction de nos écosystèmes planétaires.

Le nouveau Grand Récit de terraformation ne termine aussi la physiophobie qu'en partie. La Nature y redevient "positive" mais sous la forme d'une Nature recréée, d'une Nature de synthèse, Nature en jardins hydroponiques. Cette nouvelle technophilie s'enthousiasme alors pour un Elan Vital dont la technique n'a été qu'un vecteur, en une unité d'une philosophie de la nature et de la technique.

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