dimanche 2 février 2014

Vies orthogonales


Pour cette nouvelle année 2014, Alan Moore a rédigé selon ses habitudes de concision un texte d'environ 20 pages où il répond à plusieurs critiques habituelles (contre le supposé racisme dans l'utilisation de certains personnages du XIXe siècle et dans la représentation d'actes de violences sexuelles surtout contre les femmes dans son oeuvre), mais surtout contre l'auteur Grant Morrison. Malgré le caractère un peu trop méticuleux, c'est très distrayant dans le grand style polémique.

Les arguments sont longs et la dispute dure depuis près de 30 ans entre les deux auteurs britanniques. Grant Morrison avait déjà publié il y a deux ans une réponse contre une première attaque. Il faudrait ajouter un autre auteur, Michael Moorcock, qui mène à peu près les mêmes attaques que Moore contre Morrison et pour des mobiles assez proches : Moore et Moorcok voient en Morrison un vampire qui les auraient pastichés mais sans ajouter une valeur intrinsèque à ses détournements. Il serait leur simulation, un faux reflet et la défense de Morrison semble souvent se contenter de dire qu'il a puisé aussi à d'autres sources.

Je ne vais même pas parler du fond sur les critiques, ni prétendre défendre une opinion, qui serait très biaisée ou unilatérale (je laisse toujours le bénéfice du doute à Moore parce que c'est Moore). On ne cesse de dire dans les forums de fans qu'on n'a pas à choisir entre les deux, entre Tout-en-Barbe et Sans-Cheveu, mais mon goût va clairement vers le classicisme corrosif de Moore alors que le surréalisme assez sage de Morrison, même quand il est visiblement malin, me paraît presque toujours raté (même son Mahabharata qui doit être celui que j'ai le plus apprécié - Final Crisis demeure un ratage total, en partie pour des raisons que Morrison ne contrôlait pas).

Quand je lis du Morrison, j'ai le plus souvent l'impression d'une succession d'Idées (dont certaines viennent de nombreuses sources originales) sans un vrai récit bien construit. Cela peut être plus échevelé que du Moore mais sans une vraie architecture. Comme le disait bien ce commentateur, c'est un peu comme un enfant qui serait très au courant des mots à la mode dans une presse New Age : "Et puis... et puis il y a eu du fractal dans le déréglement de tous les sens et puis et puis au niveau du vécu, j'ai pris du LSD dans mon absinthe et j'ai eu une épiphanie dans le paradigme et puis et puis les dieux et et et puis le sexe tantrique et la mécanique quantique et le multivers et les trous noirs et les fontaines blanches et les trous de ver et les nanomachines et les mitochondries et puis et la Kabbale et puis et et puis..." (Mais c'est pire avec Warren Ellis)

Mais l'opinion dominante semble aller dans le sens inverse du mien : que Moore n'aurait plus rien à dire (et certains de ses comics comme la trilogie récente de LOEG sont en effet décevants) alors que Morrison réussirait à rester plus prolifique sous la contrainte commerciale des éditeurs traditionnels, dans une sorte de n'importe quoi organisé et finalement efficace ou fécond.

Il existe même depuis un an un blog, celui de l'érudit Philip Sandifer, qui détaille les étapes de la polémique depuis 35 ans, The Last War in Albion.  Sandifer a fait sa thèse sur William Blake et le titre prend au sérieux un angle du mysticisme blakien, Albion étant à la fois le titan de l'Angleterre et le symbole de l'Unité au-delà des fragmentations et oppositions. Or, pour les deux auteurs si opposés, toute création artistique est une forme de magie et leur conflit ne serait dès lors pas une animosité anecdotique mais une sorte de conflit cosmogonique, qui s'exprimerait même à l'intérieur de leurs fictions (même si pour Moore, toute la magie de Morrison n'est qu'une forme de parasitisme et que pour Morrison, c'est lui au contraire qui se serait intéressé à la magie bien avant Moore). La méditation de Sandifer est donc une sorte de fiction aussi qui fait comme si toutes ces oeuvres entraient dans une sorte de grand rituel fictif.

Mais reprenons au moins quelques origines différentes :

(1) Alan Moore, né en 1953 dans les East Midlands dans une famille pauvre, a été exclu du système scolaire pour drogue, et a formé peu à peu une culture autodidacte immense. Parti d'un amour des comic-books américains, il est apparu comme une voix originale qui savait à la fois faire évoluer ce medium, déconstruire les conventions avant de jouer à les reconstruire de manière ironique et finir par rejeter tout ce modèle commercial fondé sur la nostalgie.

(2) Grant Morrison est né à Glasgow en 1960 et garde encore un accent écossais manifeste. Moore - dont un des thèmes qui doit toujours apparaître exotiques aux Américains est une conscience de classe aiguë et douloureuse - a toujours l'air de lui reprocher de jouer au faux rebelle, au faux Punk, ou d'appartenir plus à la petite bourgeoisie que lui (ce qui rappelle un peu les attaques verbales de la BritPop entre les "mauvais garçons" d'Oasis et Damon Albarn - si ce n'est que dans ce dernier cas, Oasis s'est finalement auto-détruit dans l'opulence alors que le bourgeois a su se réinventer plus radicalement). Grant Morrison a décrit son adolescence comme typique du Geek enfermé chez lui à lire des comics et à écouter du Morrissey (quand il était encore dans un lycée pour garçons à Glasgow).

Certes de nombreux aspects de leurs parcours sont assez parallèles et on peut comprendre que Morrison ne puisse qu'avoir une sorte d'angoisse de l'influence que certains trouvent oedipienne : les deux tentent d'être illustrateurs et deviennent scénaristes, début dans les comics britanniques (soit du groupe des petits DC Thompson pour Morrison, soit Quality Comics de Dez Skinn pour Alan Moore, et tous les deux également chez 2000AD), puis passage par le sas de Marvel UK, puis percée sur le marché international via DC Comics et Vertigo aux USA (si ce n'est que Moore a ensuite rejeté ces éditeurs mainstream alors que Morrison semble s'y plaire). Et enfin, même défense d'un irrationalisme magique (avec un peu plus de traditionalisme chez Moore).
Image par soletine


Bien que les deux évoquent une politique "anarchiste" (mélangée avec leurs formes de mysticismes syncrétiques "post-modernes"), Moore est plus socialiste ou du moins "populiste", voire moraliste dans son anarchisme, alors que Morrison demeure dans une forme libérale-libertaire plus compatible avec l'acceptation d'un hédonisme contemporain ou d'un consumérisme. Moore ironise sur le fait que Morrison a accepté sans complexe du Gouvernement Cameron la médaille de MBE (c'est aussi le cas de son ex-protégé Mark Millar, qui est récemment passé de son soutien au SNP, parti indépendantiste écossais plutôt social-démocrate et pro-européen, au UKIP, parti anti-européen et ultra-conservateur).

La différence morale apparaît aussi dans leur fascination respective pour la figure de l'escroc malveillant Aleister Crowley : les deux voudraient être Crowley (ce que je trouve assez incompréhensible - au moins Neil Gaiman avait ridiculisé le personnage dès le premier épisode de Sandman), mais Moore semble avoir gardé un peu plus de distance contre la manière dont la Grande Bête égocentrique utilisait les autres.

Moore est assez cruel en disant que Morrison aurait simplement une forme d'infatuation obsessionnelle et pas seulement de rivalité et qu'il ne veut donc rien avoir à faire avec lui. Il y a tout un sous-entendu libidinal assez violent dans cette "anxiété de l'influence" (expression qui à l'origine s'accompagnait chez Harold Bloom d'une pseudo-psychanalyse de l'influence/répulsion envers le Père symbolique ou Précurseur - ce texte doit être une des raisons pour lesquelles on a de plus en plus abandonné le mot "influence" en critique littéraire pour être remplacé par des périphrases plus neutres comme "intertextualités").

4 commentaires:

John Warsen a dit…

Ca fait un moment que je suis le match dont tu retraces fort bien les péripéties, tenants et aboutissants, plus passionnant qu'une coupe de rugby à 15, ça me rappelle aussi une querelle familiale en cours dont je ne puis que déplorer la vanité et la fatuité. Le dernier Morrisson potable en date c'est Joe the Barbarian, pour Moore c'est le Neonomicon. Tant que la querelle ne nuit pas à leurs créations, que demande le peuple ?

Phersv a dit…

Alan Moore doit avoir gardé assez de lucidité pour se poser des questions sur les risques de sa pratique "magique" car il avait dit avoir demandé à ses proches de vérifier si la qualité de ses oeuvres déclinait depuis et cela aurait été le critère selon lui pour déterminer s'il avait raison de faire ce choix de "spiritualité" hétérodoxe.

J'ai raté Joe the Barbarian comme beaucoup de choses de Morrison. Il faudrait quand même que je m'astreigne à en lire plus pour pouvoir vraiment juger. Je n'ai même pas lu son Zénith et je me suis arrêté trop tôt sur Animal Man et sur son Doom Patrol.

Je ne vais même pas essayer le Neonomicon de Moore (ou les autres albums Yuggoths & other cultures ou The Courtyard) comme je commence à faire une allergie de rejet lovecraftophobe à force de voir du Lovecraft partout dans tous les jeux de rôle. Le dernier bon Moore que j'ai lu doit donc remonter aux derniers Promethea ou Tom Strong vers 2006.

Thierry C. a dit…

Oui, mais bon, l'important, c'est: "quel alignement"? Moore serait donc plutôt Chaotic Good, et Morrisson plutôt (Lawful) Neutral, c'est ça j'ai bien pigé?

Phersv a dit…

:) Voir aussi ceux de Watchmen.

Ah, mais c'est Morrison qui prétend faire de la "Chaos Magic" alors que Moore suit une tradition plus ritualisée dans la Kabbale issue de John Dee et Aleister Crowley, ce qui ferait de lui le plus "lawful" des deux malgré sa révolte contre l'Industrie du Comic.