mardi 10 juillet 2012

[JDR] La mythologie de Pelinore


Dans les années 1980, TSR, la compagnie de D&D, avait créé une branche britannique qui édita son propre magazine de jeu de rôle, Imagine (resté notamment célèbre parce que Neil Gaiman y publia sa première nouvelle). Du n°16 (juillet 1984) au dernier (septembre 1985), Imagine proposait son propre univers de jeu de rôle, Pelinore, qui était surtout consacré à un petit Comté de Cerwyn et dans ce Comté surtout à une seule ville décrite quartier par quartier, la "City League" (difficile à traduire comme c'est un jeu de mots, à la fois "La Ligue Urbaine" et "La Cité Longue d'une Lieue"). Le reste du monde fut assez peu décrit en dehors d'un article dans le #23 (février 1985), de la carte dans le numéro Hors-Série Imagine Special Edition (1984) et d'un article sur la religion dans Imagine n°28 (juillet 1985), par Chris Felton et Paul Cockburn.

Or ce que j'aime bien dans cet article est que pour une fois, ils ne se sont pas contentés d'une liste de Dieux et de leurs fonctions, ils ont essayé de raconter un petit début de mythologie pour les ordonner. On n'a bien entendu pas la richesse de Glorantha (malgré quelques analogies), mais cela va bien plus loin que beaucoup d'univers habituels de D&D.

Et surtout, cette mythologie de Pelinore échappe à une des simplifications habituelles, en partant de questions assez abstraites. Depuis le XIXe siècle, on peut distinguer dans les théories des mythes les théories "naturalistes" et les théories "sociales". La théorie naturaliste dit que le mythe n'est qu'une métaphore dans l'imaginaire d'éléments naturels (exemple : Max Müller réduit toute la mythologie à des phénomènes célestes ou météorologiques). Il n'y a alors que des dieux de l'Eau, du Feu, de la Foudre, de la Terre. Et dans ce cas, de nombreux Dieux ne rentrent pas bien dans ce lit de Procuste. La théorie sociale, au contraire, dit que les mythes renvoient à des distinctions relevant aussi de questions politiques, comme la source de l'autorité souveraine ou de l'ordre social (exemple : Georges Dumézil  analyse - de manière durkheimienne - toute la mythologie indo-européenne à partir de trois fonctions sociales ; même James Frazer avec sa théorie du Souverain lié à la Fécondité dépassait une vision simplement naturaliste).



Le Dieu le plus ancien adoré dans la région des Domaines de Cerwyn est Mémoire (Urrumaa). Il est transcendant et inactif mais c'est lui qui a engendré tous les autres dieux.

La Première Génération : Loi & Liberté, Amour & Conflit

Urrumaa engendra d'abord en première génération deux divinités complémentaires : Loi (Ledeii) et Liberté (Csthenkes). Et au début, il semble que les deux s'entendaient encore.

Mais la Déesse de la Loi et le Dieu de la Liberté se marièrent chacun avec deux opposés : l'Amour (Mordrenn) et le Conflit (Keisha). Mordrenn était encore l'ancien Dieu de l'Amour céleste et ce ne fut que plus tard que naquit l'Amour terrestre. Keisha, déesse du Conflit aussi, finit par se diviser elle-même dans un Conflit interne.

La Seconde Génération : Crime & Châtiment

Ledeii et Mordrenn eurent deux enfants : le Glaive (Valbure) et l'Equité (Fianna). Valbure était le dieu des Epées mais aussi de ceux qui les forgent car il n'y a pas de Justice sans sanction. Fianna la Juge était dans l'équilibre de ses deux parents car elle est la Loi corrigée et compensée par l'Amour. Ledeii garde les Lois parfaites mais c'est Fianna qui les applique aux cas particuliers. Elle est donc aussi la Déesse de la Souveraineté légitime et quiconque l'épouserait serait le Roi des Dieux.

L'infortuné Csthenkes fut moins heureux avec son épouse. Il eut de nombreux enfants avec Keisha, mère de la Discorde.

L'aîné fut l'énergique Tarmenel, aventureux et tumultueux. Tarmenel incarne l'Air, aussi bien en tant que souffle des vivants, principe vital que tempêtes et mouvement. Il est un aventurier imprévisible et il a gardé le principe de Liberté de son père. Il séduisit sa cousine Fianna la Juge par sa vaillance et son impétuosité et devint donc le Roi des Dieux. Leur enfant fut Rissinis le Vent du Large dont la fonction ne devint claire qu'avec la Guerre des Dieux et de la Mer. Les autres dieux, comme le mystérieux Homme Vert (le représentant de la Nature) prêtèrent allégeance au Roi Tarmenel.

Le premier frère de Tarmenel était Saith, et il tenta de représenter le Conflit de la manière la plus juste en devenant le discipliné dieu de la Rétribution, le Vengeur, comme sa tante Fianna la Juge et comme son cousin Valbure l'Epée. Saith le Protecteur est le dieu des Paladins.

Le second frère de Tarmenel était le violent Pharastus, qui ne savait pas bien user de la Liberté de son père Csthenkes, et sa fonction ne fut pas immédiatement déterminée. Comme il ne pouvait pas épouser sa cousine et régner sur les Dieux, il partit hors des Airs libres dans les profondeurs obscures des océans. Il épousa Onjura, une belle déesse marine, et ils eurent un enfant, "le Dieu Oublié".



La Guerre des Dieux : les Mortels et le Passage vers la Mort

Mais la mère de Pharastus, Keisha, lançait déjà les ferments de la Discorde parmi les Mortels. Onjura voulut régner avec son peuple (les Elfes des Mers) sur toutes les profondeurs et ils envahirent alors le terrain d'un autre peuple de Mortels, les Sahuagins alors dirigés par leur dieu Abex (dieu de l'Autorité Charismatique). Les fidèles d'Abex refusèrent de se plier au peuple de Pharastus et d'Onjura et ce fut la première Guerre loin sous les mers.

Tarmenel, en tant que Roi des Airs, ne serait peut-être pas intervenu dans la Guerre des mortels sous les eaux, mais Ledeii, déesse de la Loi, décréta que les Elfes aquatiques s'étaient comportés avec injustice contre Abex et la Guerre s'étendit alors aux Divinités. Les Dieux de la Souveraineté légitime ne pouvaient accorder à la Violence de l'emporter sur l'Autorité. La Force ne fait pas le Droit.

Le Dieu Oublié fut le premier à mourir dans cette Guerre et à passer l'eau vers le Monde des Ombres. Il y perdit même son nom et aucun culte ne peut l'atteindre.

Sa mère Onjura devint dès lors la Déesse du Deuil, la Pleureuse, la Psychopompe qui accompagna son fils, le premier Défunt. Elle est adorée comme la protectrice des cérémonies funéraires.

Mais le violent Pharastus ne pardonna pas aux autres Dieux comme Ledeii, Tarmenel ou Saith. Comme son fils avait été sacrifié par le Conflit, Pharastus devint le maléfique Dieu des Meurtres et des Assassinats et lança des troupes monstrueuses de Géants et autres créatures malveillantes contre les Dieux.

Rissinis, le fils de Tarmenel, réussit à vaincre les Monstres des Abysses avec son Trident et il devint le nouveau dieu des Pêcheurs et des Navigateurs, des humains mortels qui domestiquent les sombres océans et les ajoutent à la souveraineté de la civilisation. Il est aussi protecteur du temps et des vents marins et a donc hérité des fonctions d'Onjura.

Keisha, Déesse du Conflit, fut punie pour avoir suscité cette Grande Guerre des Dieux. Elle fut divisée en trois déesses du Chaos, plus ou moins facétieuses ou mauvaises : Grea, Hrea et Trea.

Quant au malheureux Csthenkes, ancien dieu de la Liberté, qui n'avait pas réussi à choisir entre ses enfants et avait voulu demeurer dans une lâche neutralité, il fut maudit pour son indécision et devint le dieu de l'Angoisse et du Désespoir, plein de pessimisme et même de fatalisme, car la Liberté peut ainsi dégénérer si elle ne s'accompagne pas de Justice.

La Troisième Génération : les Enfants de la Triple Déesse

Mais même après la Guerre des Dieux, le désordre était donc maintenu à la lisière de l'ordre avec cette Triple Déesse du Chaos. Deux dieux célibataires vinrent s'unir aux fragments divisés mais Tarmenel lui-même s'unit à un des aspects de sa mère. Les enfants furent trois désirs : Cupidité, Désir de domination, Désir sexuel.

Valbure l'Epée s'unit à Gréa, l'aspect le plus facétieux du Chaos, et elle donna naissance à Fealans le Fripon, protecteur des Voleurs et dieu du Désir d'acquisition matérielle. Il détourne des voleurs le Glaive de son père. Fealans est souvent considéré comme relativement bienveillant par les commerçants et les cités, malgré ce culte des criminels.

Saith le Vengeur s'unit à Hrea, la Puissance, et elle donna naissance à Dayleeh, dieu de la Vigueur physique et dieu de l'Ardeur, qui s'entraîne autant que son père, même s'il n'a pas les mêmes buts. Il protège les athlètes et les gladiateurs des Arènes.

Le Roi Tarmenel s'unit à Trea la Sorcière, la plus malveillante des Trois Visages muables, mais dans cet adultère incestueux, il eut le plus beau des trois dieux mineurs, Mielsen, le séducteur érotique, qui continue l'oeuvre de Mordrenn, l'ancien dieu de l'Amour céleste. La transgression a été pardonnée et Mielsen est le dieu populaire de l'Amour terrestre, des Désirs physiques, ce qui permet au Souffle de Vie de se maintenir malgré la mort des individus. Il accomplit ainsi le cycle qui revient de la division vers la régénération.

Add. 

J'ai un peu modifié quelques détails, en insistant par exemple (à la manière du Banquet de Platon) sur la distinction entre Mordrenn et Mielsen, deux Eros. C'est au cœur d'un scénario sur un prêtre (corrompu) de l'ancien Mordrenn dans le #26.

Il y a aussi des traces d'influences gloranthiennes peut-être. Tarmenel a quelques aspects d'Orlanth comme tumultueux Roi des Dieux.

Il doit s'agir d'une coïncidence mais Pharastus est le maléfique Dieu de la Mort et du Meurtre alors que dans le monde de Golarion (Pathfinder), Pharasma est la déesse (plus loyale) de la Mort.

Un point qui n'est pas raconté dans la mythologie de l'article est comment les Elfes marins de ce monde n'ont pas rejoint le culte de leur ancien protecteur Pharastus et comment à l'inverse les Sahuagins ont dû quitter Abex le Charismatique vers Pharastus le Meurtrier. L'inversion est surprenante.

Après l'arrêt d'Imagine (quand TSR décida que la revue britannique était peu rentable et trop "indépendante"), Paul Cockburn reprit le monde de Pelinore dans la revue GameMaster Publications. Dans le numéro 2 (décembre 1985), il y a un article sur l'Ordre de la Lumière bleue (de Saith le Protecteur).

5 commentaires:

賈尼 a dit…

J'adorais ce magazine. Même dans ma période la plus bassement donjonnesque je le sentais bien supérieur à Dragon. C'est con j'ai tout paumé les numéros que j'avais (une bonne douzaine).

Phersv a dit…

Oui, je crois que je préférais White Dwarf mais je crois en effet que c'était souvent plus riche et divers que le Dragon US.

L'interview de Gary Gygax où il critique les auteurs d'Imagine pour avoir "craché dans la soupe" en critiquant certains modules TSR le rend très peu sympathique.

As for lower echelon staffers believing that they were paid to be independent critics of TSR products, somehow being given free rein to exercise their budding critical talents, I can only shake my head in wonderment at such hubris. Biting the hand that feeds one has always been considered in bad taste. If such persons felt so overwhelming an urge to be independent, they should have sought employment elsewhere or struck out on their own. In short, I have absolutely no sympathy for such views. The very reason for their employment was to promote the TSR line and its success paid the wages for their livelihood.

(...)
Of course had I in the interim learned of the staffers' attitude, I would have directed Don Turnbull to move the would-be independent journalists to positions in the warehouse or to janitorial and tea service ones and required him to hire more mature and reasoning replacements for them on the editorial staff.

Lest the readers think I am too harsh in my dismissal of the "Imagine" Magazine's staff in regards to their efforts to become "independent journalists", allow me to assure you that prior to that there were a few persons on the staff of "Dragon" magazine that had the same delusions. I personally spoke to them at length to disabuse them of their fond notions and there were changes made in personnel.

Imaginos a dit…

Petit rappel pour tes lecteurs : les articles sur Pelinore ont été compilés ici.

Phersv a dit…

La compilation d'Imagine n'est pas encore complète comme il y manque les quelques articles dans GameMaster Publications.

Mais c'est intéressant pour avoir des plans de bâtiments, un peu comme les City-Books de Flying Buffalo ou la section "Bâtisses & Artifices" de Casus Belli.

Desméïl a dit…

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