mercredi 15 décembre 2010

L'arbitre et l'arbitraire



Même si Hortefeux ou Berlusconi ont discrédité durablement toute critique contre les juges, je vais faire du suivisme vis-à-vis de ces deux héros de la lutte contre la "kritarchie".

Jeffrey Toobin parle de la manière dont le juge républicain de Virginie Henry E. Hudson vient de déclarer la clause d'obligation de prendre une assurance-maladie (à partir de 2014!) dans l'Affordable Heath Act contraire à la Constitution dans l'arrêt Virginia v. Sebelius.

On pourrait se demander si l'obligation de prendre une assurance-voiture est aussi contraire aux voeux des esclavagistes de 1776, mais sur la question de la forme, Hudson tente même de se servir des conditions édictées par la Cour suprême et le juge Stephen Breyer dans son arrêt US v. Comstock (2009) alors que Breyer avait rédigé, dit-on, cette décision en partie pour prévenir tout risque pour la réforme de santé. Hudson se place donc résolument dans le terrain le moins favorable.

Dans la définition des pouvoirs du Congrès (article I, section 8), la clause 18 dit que le Congrès a le pouvoir de faire toute Loi qui sera nécessaire et appropriée (proper) pour exécuter tous les autres pouvoirs énumérés comme la régulation du commerce ou la levée d'un impôt sur le revenu.

Le Congrès a donc considéré qu'il avait le droit de faire des lois fédérales sur les assurances-santé, au-dessus des lois de chaque Etat, comme une extension de lois sur la régulation du commerce qui peut traverser les frontières des Etats. Acheter une assurance-santé est en effet un achat. De fait, les personnes âgées ont déjà l'obligation de participer au système fédéral de Medicare depuis les années 60 et le Medicare n'a jamais été déclaré illégal. Mais le juge Hudson a considéré que l'individu achetant son assurance privée à l'intérieur de son Etat, cela n'affectait pas le commerce entre les Etats et donc que le Congrès n'avait pas le droit de faire une loi sur ce sujet.

Le débat des conservateurs, "constructionnistes et originalistes", a consisté notamment à établir les limites de ces clauses de manière plus stricte.

Stephen Breyer, qui est un libéral nommé par Clinton, défendait cinq étapes pour vérifier si une Loi votée par le Congrès est "Nécessaire et Appropriée" :
1 La loi doit être un moyen utile pour les fins énumérées dans ses pouvoirs.
2 Une histoire continue de lois semblables se servant de moyens semblables soutient le caractère raisonnable de ce moyen.
3 Le moyen utilisé doit être raisonnable.
4 La loi fédérale ne doit pas faire interférence avec un pouvoir qui devrait dépendre seulement de l'autorité d'un Etat selon le 10e Amendement mais elle peut l'accommoder si c'est conforme aux autres fins.
5 La loi doit être adaptée aux pouvoirs propres au gouvernement fédéral.

Le Juge Hudson s'appuie sur la décision US v. Comstock pour dire que l'obligation d'assurance n'est pas une loi nécessaire et appropriée et même le juriste conservateur/libertarien Somin, qui le soutient pourtant sur le fond, trouve que ce n'est pas argumenté assez précisément sur le détail de la Clause Nécessaire et Appropriée (Somin considère que l'obligation n'est en tout cas pas "appropriée").

Toobin :

But I found Hudson’s use of Comstock illustrative of a larger point. Judges, to a great extent, can do what they want. They can manipulate precedents to reach the conclusions they want to reach. In high-profile cases, the decisions are more about politics than law. If Hudson can cite Comstock for precisely the opposite of what that decision was clearly intended to do, all bets are off. The fate of health-care reform will rest not with the skill of the lawyers who will argue it—or in the words of the cases on which they will rely—but on the preferences of the nine Justices who will decide the case.

Ce n'est qu'un seul Juge de Virginie mais l'affaire va devoir remonter un jour vers la Cour suprême et l'idée conservatrice que le projet était contraire à la Constitution a désormais été renforcée par ce lobbyiste républicain stipendié par des organisations hostiles à la réforme de la santé. Même si l'obligation de prendre une assurance santé survit, c'est donc une victoire symbolique de longue durée pour le camp qui croit que toute extension de l'Etat-Providence a déjà trop violé la Constitution originelle.

En remontant vers les Neuf Juges, on devine déjà comment la plupart voteront. Si la composition n'a pas changé d'ici là, les 4 les plus conservateurs John Roberts, Samuel Alito, Antonin Scalia et Clarence Thomas voteront bien sûr que c'est anti-constitutionnel, impie, démoniaque et contraire au Décalogue divin. On peut présumer que les 4 libéraux Stephen Breyer, Ruth Bader Ginsburg, Sonia Sotomayor et Elena Kagan voteront que le Congrès a le droit de ne pas faire que des lois de droite. Et cela risque donc de dépendre encore une fois de l'opinion du conservateur "modéré" Anthony Kennedy selon son humeur ce jour-là ou selon les cachets que lui aura mis Scalia dans sa boisson. C'est un cas où le pouvoir des Juges d'interpréter la Loi risque de glisser de l'Etat de droit clair à l'arbitraire des sophistes qui pourront toujours justifier n'importe quelle interprétation dans un sens ou l'autre. Une fois de plus, le fétichisme de la Constitution oraculaire l'emportera sur toute délibération claire des élus.

Mettre une Constitution au-dessus des suffrages populaires a certains avantages de défense des droits fondamentaux mais pas quand cela revient seulement à un simple rapport de forces dans l'entendement du seul Anthony Kennedy.

Par ailleurs, un autre détail est que le Juge Hudson n'a attaqué que l'obligation d'acheter l'assurance, pas tout le système, et notamment pas les interdictions pour une compagie d'assurance de refuser des membres pour raisons de santé. Paradoxalement, le lobby des assurances pourrait donc perdre dans cette décision plus qu'elles n'y gagnaient avant.

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