dimanche 10 octobre 2010

[JDR] [Modules] La "série B" (IV/XII)

Le jeu de rôle réussit bien à systématiser les divers types d'intrigue. Dans D&D Basic Set (p. B53 dans l'édition française), Tom Moldvay avait réduit dix cas avec une petite table aléatoire de génération de scénario (lancer 1d10) :

1 Explorer l'inconnu (ex.: B1, B3)
2 Reconnaître un avant-poste du Chaos (ex. : B2)
3 Réoccuper des ruines
4 Détruire un Mal ancien
5 Visiter un Temple abandonné
6 Accomplir une Quête pour chercher une relique
7 Echapper aux ennemis
8 Sauver des prisonniers
9 Utiliser un Portail magique
10 Découvrir une Race perdue.
Je ne sais pas si on pourrait faire correspondre un module B à chacune de ces catégories d'intrigues mais le B4 est assez clairement le cas 10, l'exploration d'une ancienne "Race perdue".

B4 The Lost City (1982) est à nouveau écrit par Tom Moldvay (qui avait déjà rédigé les X1, X2 et en partie B3). Il est censé se dérouler quelque part dans le Désert Alasiyen, le grand Désert des Emirats d'Ylaruam au nord de Karameikos (un des problèmes de la géographie du Monde connu est que cette zone aride est plus au nord qu'une zone tempérée, comme si on avait la péninsule arabe entre notre Bulgarie et les steppes nordiques, mais l'explication est magique : les ancêtres "Egyptiens" - Nithiens - des Ylaris ont été détruits par un cataclysme qui a créé ce désert anormal). Le supplément Gazeteer 2 Emirates of Ylaruam (1987) de Ken Rolston précise que c'est dans "la Vallée de la mort", quelque part entre les villes de Parsa et Sulba. 

La Cité perdue sur laquelle doivent "tomber" les aventuriers après une tempête de sable est l'antique Cynidicea, une sorte d'ancienne Palmyre perdue dans les ruines désertiques (et d'ailleurs ses anciens Rois et ses habitants ont des noms orientaux ou hellenistiques, Alexandre et Zénobie - donc une ancienne colonie de Thyatis ?). L'ancienne capitale a perdu sa gloire et a été oubliée de tous. Les habitants descendent d'êtres humains qui se sont installés dans les anciens bassins et les citernes qui leur fournissent leur eau sous le sol. Ils sont devenus asservis à d'étranges drogues hallucinogènes qui les maintiennent dans un état de somnolence rêveuse. Ils ont muté dans une ville souterraine sans lumière, ce qui en fait de pâles albinos qui ne sont pas entièrement conscients de ce qui leur est arrivé (ils sont donc un peu aux humains ce que les Drows et Svartalfen sont aux Elfes, ou ils sont un peu Melnibonéens perdus dans leur Cité qui Rêve).

La Cité n'a pas été entièrement décrite dans le module (curieusement, une rumeur dit qu'une traduction espagnole du module, La Ciudad Perdida, aurait ajouté une carte de la ville, mais j'ignore si c'est confirmé). Les plans sont seulement ceux d'une grande Pyramide centrale avec des niveaux qui descendent dans les abysses et les secrets de la Cité et il est conseillé au Maître du Donjon de développer par lui-même le reste de la ville cachée.

Pour une fois, la Cité de Cynidicea a droit à une Religion développée. D&D (contrairement à son grand-frère AD&D et le monde de Greyhawk) avait réussi à toujours éviter la question des Dieux. Les Clercs étaient souvent membres d'une mystérieuse Eglise ou au moins d'un "Ordre" mais les Dieux n'étaient pas mentionnés nommément [Cette négligence du religieux ira encore plus loin après Moldvay, dans la version de Frank Metzner, qui était un ancien Trotskyste et qui laïcisa complètement les Clercs en disant que ces zélés fidèles pouvaient aussi se dévouer à n'importe quelle cause ou principe moral, voire à leur "Alignement", même si ce concept n'était pas du tout personnalisé : on pouvait donc en théorie être "Clerc" dédié à "la Justice" sans aucun culte religieux, sans aucun rituel et sans aucune mythologie. Les Immortels de D&D sont d'anciens mortels divinisés mais ils ne sont pas la source des sorts de Clercs, qui seraient seulement des sortes de "techniques" issues de leur méditation ou de leur ascèse morale. C'est un peu curieux quand on est habitué au "théocentrisme" de jeux comme Runequest.]

Les dieux de Cynidicea sont Gorm (Dieu de la Guerre, du Tonnerre et de la Justice, en gros donc Thor+Tyr), Usamigaras (Dieu des Messagers, des Voleurs et des Guérisseurs,  en gros Hermès ?), Madarua (Déesse du cycle de la vie et de la mort, des saisons, adorée par des Vierges Guerrières, je ne vois pas trop.... Ishtar ??) et enfin Zargon (plus un monstre qu'un vrai dieu, un Grand Ancien cthulhuoïde maléfique adoré par une majorité de Cynidicéens corrompus dans les sous-sols de la Cité). Gorm est Loyal, Usamigaras et Madarua sont Neutres mais tous les cultes se détestent et auraient du mal à s'allier même contre les adorateurs de Zargon qui les ont supplantés et qui ont conduit la Cité à son déclin et son splendide isolement.Les différentes sectes portent des Masques et des tenues de différentes couleurs, ce qui me fait agréablement penser aux religions de Tékumel.

Je n'ai pas toujours compris dans les vieux modules comment des personnages humains venus de l'extérieur pouvaient faire jouer une faction du Donjon contre une autre. Par exemple dans le célèbre module D3 Vault of the Drow (1978) par Gary Gygax, les personnages arrivent dans la cité elfe noire d'Erelhei-Cinlu et ils sont censés essayer de comprendre le fonctionnement des différentes factions et Maisons, et l'opposition entre les Drows qui adorent Lolth, Déesse des Araignées, et ceux qui veulent pactiser avec le Mal Elémentaire. Mais un groupe multi-racial d'humains, de nains et d'elfes aurait sans doute beaucoup de mal à pouvoir bien infiltrer cette matriarchie paranoïaque, raciste et haineuse.  Il faut vraiment de la suspension of disbelief pour croire qu'ils pourraient entrer aisément comme mercenaires dans une des Maisons de ces créatures maléfiques.

Dans Cynidicea en revanche, comme il s'agit d'humains introvertis, oubliés et décadents et pas de Drows impérialistes, on peut imaginer que le groupe réussisse à trouver (ou sortir de leur léthargie) quelques Cynidicéens qui ne soient pas trop drogués ou trop vendus à Zargon et qu'ils puissent ainsi s'allier à certaines factions (notamment les prêtres de Gorm ou bien les valkyries de Madarua, qui pourraient être convaincus). C'est en fait le premier module de la série B où la négociation avec des alliés paraît vraiment indispensable alors que ce n'était qu'une option dans les précédents.

La Pyramide de Cynidicea est hantée et a même quelques dangereux spectres (Wights de 3 dés de vie, qui peuvent drainer un Niveau). C'est dangereux pour un scénario de bas niveau. Moldvay semble d'ailleurs un peu négliger le seuil du niveau et il faut donc supposer que les personnages sont déjà au Niveau 3 (surtout face au dieu Zargon lui-même, qui est un danger vraiment inquiétant si l'équipe n'est pas solide et avec des alliés). La courte version reprise dans l'anthologie B1-9 In Search of Adventure de Jeff Grubb met d'ailleurs l'aventure vers la fin (9e chapitre), ce qui confirme sa difficulté par rapport à d'autres modules B. 

Le module est Old school en cela qu'il est "un Lieu plus qu'une Intrigue préétablie" pour reprendre ce qu'en disait Grognardia. Mais ici Old School ne se limite plus seulement à l'exploration et au dungeon-crawling. La Cité Perdue est vraiment un site pour toute une campagne où les personnages pourraient passer des mois de jeu avant de réussir enfin à comprendre et peut-être à sauver ces étranges Cynidicéens. Tom Moldvay a d'ailleurs intégré de nombreuses pistes à la fin pour des personnages qui voudraient rester un peu dans la Cité (non seulement détrôner les prêtres de Zargon mais restaurer un dernier descendant pas trop dégénéré d'Alexandre et Zénobie).

Il faudrait peut-être plus travailler les motivations pour s'assurer que les joueurs aient envie de sauver ces Lotophages abrutis qui les attaquent, sans quoi ils risquent de vouloir s'enfuir vite avec un peu de butin. Par exemple, il serait peut-être mieux qu'ils cherchent l'ancienne Cynidicea grâce à quelque carte ou un livre (écrit par un mage-messager d'Usamigaras par exemple) ou bien pour chercher le Tombeau du Roi Alexandre, au lieu de tomber dessus par inadvertance après une tempête de sable. L'ennui est qu'il faut vraiment que la Cité ait été oubliée pour justifier que personne ne l'ait retrouvée avant les aventuriers. 

Avec le B4, Tom Moldvay a parcouru de nombreuses inspirations des Pulps (Philotomy et Maliszewski parlent d'une "Trilogie Pulp"). Le X1 The Isle of Dread mélangeait des Pirates et une sorte d'Afrique à la Edgar Rice Burroughs ou à la King Kong (que va imiter aussi Gary Gygax dans son module plutôt raté WG6 Isle of the Ape, 1985). Le X2 Château d'Ambreville reprenait directement les oeuvres de Clark Ashton Smith dans sa province imaginaire de l'Averoigne. La Cité Perdue fait penser - comme le fait remarquer par exemple à la ville maudite de Xuchotil dans la nouvelle du cycle de Conan le Cimmérien, Red Nails (1936) de Robert Howard (différentes factions en guerre dans les ruines), mais avec une touche de mythe lovecraftien pour la créature traitée comme un dieu.

Dans le magazine Dungeon #142 (janvier 2007), le "Return to the Lost City: Masque of Dreams" de Matthew Conklin III (couverture de James Ryman, illustrations intérieures du talentueux Michael William Kaluta), les personnages découvrent quelques années après la redécouverte de Cynidicea qu'une aristocrate ylarie corrompue a réduit en esclavage quelques Cynidicéens albinos et les a emportés pour un Carnaval dans son oasis. Kaluta est parfait pour illustrer ce genre d'atmosphère de Bal Masqué décadent avec des albinos diaphanes. Un nouveau complot de Zargon réapparaît, ce qui doit conduire à revenir vers la Vallée de la Mort. Ce scénario ne redécrit pas la Cité Oubliée mais a ajouté de nombreuses scènes dans le désert aux alentours, dont un petit "Cimetière de Dragons".

De tous les modules B jusqu'à présent, ce B4 de 1982 me paraît le meilleur et il est clair qu'il a bien vieilli et a gardé un intérêt qui n'est pas qu'historique. On peut vraiment y construire des histoires et avoir des interactions avec les habitants. Auparavant, ces interactions ne servaient qu'avant le Donjon pour gagner des informations, que ce soit dans le Château-fort du B2 ou avec le colporteur dans le B3 de Wells. Ici, on ne peut pas deviner qui parmi ces humains sous champignons narcotiques pourraient être de futurs alliés précieux ou des fous servant une divinité monstrueuse. Le fait qu'ils soient humains rend cela plus facile que dans le D3 (1978) déjà mentionné, la pyramide aztéque de C1 The Hidden Shrine of Tamoachan (1980) ou le I1 Dwellers of the Forbidden City (1981) où il faut entrer dans une cité amazonienne pleine de Yuan-Ti (hommes-serpents).

Mais comme d'habitude, il faudra un peu de travail pour dessiner toute la Cité et mettre dès le début quelques personnages qui permettent aux joueurs de s'attacher à ces ruines.

6 commentaires:

Bernard Polarski a dit…

Cette revue des vieux scénarios est un vrai régal. J'ai été trop jeune pour ceux là, mais j'ai eu la chance de commencer avec ADD2. Aujourd'hui je DM en ADD3.5 pour mes enfants en les faisant évoluer dans le monde de Wheel of Time de R.Jordan qui est riche en intrigues. Les portes monstre/trésors se saupoudrent à volonté avec les générateur de Dongeon, que j'adapte. Il ne sont plus une fin en soit, mais un complément à l'intrigue, donc de fait il sont petits. Plus question de dormir dans le Dongeon pour que les mages et clercs se rechargent en sorts. Il faut innover dans l'intrigue politique ou l'histoire car pour les portes/monstre/trésort ou 'monster bashing' les jeunes se satisfont des jeux on-line. Pour faire la différence, il faut exploiter la force du 'pen and pencil' : l'imagination et la perpétuelle évolution.

Phersv a dit…

Je suis curieux de savoir comment marche une campagne dans le monde de WoT. Y a-t-il des inhumains supplémentaires en plus des Ogiers ?

J'aimerais bien voler notamment tout le concept sexué du saidin/saidar et les Ajahs féminins mais j'avais un peu peur que le monde tel qu'il est présenté soit un peu trop centré uniquement sur les quêtes qui auront lieu dans les romans (par exemple, les PJ voudront-ils jouer un homme mage tout en sachant que ce n'est qu'avec le retour du Dragon plus tard que la Source sera purifiée).

Tout le concept de ce qu'on a appelé la "Journée de travail d'un quart d'heure" (où tous les Mages épuisent leurs Sorts en quelques tours, ce qui oblige à arrêter l'expédition pour 24h le temps qu'ils récupèrent) est l'une des rares raisons qui me donneraient envie de reprendre des choses à la 4e édition (trop tactique pour moi).

Fencig a dit…

Ah... Le B4... Mon précieux... ;o)

Merci pour cette présentation détaillé.

Ce module est une merveille: à la fois un "bac à sable", un module "donjonnesque" classique et détaillé sur les premiers niveaux, et la première présentation Française du concept de MegaDonjon.

Phersv a dit…

Le B4 a une grande longévité de jeu, j'ai l'impression. Les PJs pourraient faire une expédition rapide mais aussi y faire tout un "Adventure Path" au-delà des Niveaux de Base pour restaurer la Cité perdue (mais il faudrait alors aussi décrire un peu le désert des alentours).

Arasmo a dit…

Fantastique analyse de cette série mythique ! Merci pour ce travail !

Unknown a dit…

Mes premiers pas à l époque de sa sortie dans l univers d&d, j en ai gardé un très bon souvenir même si il n était pas adapté à une campagne pour, débutants, y avait eu de la casse!